L’équipe interprofessionnelle et la responsabilité : une vision clinique…

Par Marie-Andrée Girard

PROBLÉMATIQUE

Depuis la création de notre système de responsabilité professionnelle moderne, des changements importants ont eu lieu dans notre système de santé. Que ce soit sur l’orientation du système, les établissements qui le composent ou les acteurs qui y travaillent, de nombreuses modifications ont eu lieu depuis les vingt dernières années. L’une des plus importantes parmi celles-ci est propre à la structure de soin : la mise sur pied d’équipes multidisciplinaires, faisant de tout professionnel un membre d’une équipe de traitement et non plus un soignant autarcique. Toutefois, ces dernières sont une source de préoccupations légales pour les membres composants ces équipes en ce qui a trait à leur responsabilité respective.

Je n’ai besoin que de brièvement vous rappeler que la responsabilité civile permet de rétribuer le dommage dans un principe de justice naturelle : réparer ou compenser ce qui a été lésé. Pour ce faire, dans la responsabilité médico-hospitalière actuelle, il faut notamment trouver le responsable de la faute qui a conduit au dommage. Hors, dans la complexité du soin hospitalier et de la pratique des soins, cela peut entraîner plusieurs difficultés.

RESPONSABILITÉ MÉDICO-HOSPITALIÈRE ACTUELLE ET PRATIQUE INTERPROFESSIONNELLE

La première et la plus grande de ces difficultés est celle que doit relever toute personne ayant subi un dommage : la preuve de la faute et de son lien causal. Ce parcours du combattant qui se fait à coup d’étude de dossier, d’experts de la demande, d’experts de la défense, d’entrevues, d’interrogatoires, n’a pas toujours un résultat heureux. Que ce soit la preuve de la faute dans une situation où les règles de l’art sont scientifiquement débattues ou celle du lien causal quand la pluralité des intervenants ou la multitude des aléas obscurcit la situation, faire la preuve est de plus en plus complexe, même s’il ne s’agit que de balance de probabilité.

La seconde découle de la méthode de preuve de la première et peut-être plus pernicieuse pour notre système du point de vue scientifique : celle de la création et de l’encouragement d’une pratique défensive de la part de tous les acteurs. L’effet était moins franc quand les professions pouvaient agir en silo, les standards étaient clairs, les rôles aussi, le besoin de confiance entre les intervenants moins essentiel. Peu importe ce qu’en pensent certains acteurs du milieu, ce ne peut plus être le cas, particulièrement en centre hospitalier. Les professionnels se sont multipliés, travaillent de plus en plus en collaboration, doivent intégrer leurs compétences pour le bien du patient et c’est pour cela que nous réalisons maintenant l’impact des pratiques défensives. Cette culture agit en « boule de neige » : elle grossit avec la multiplication des acteurs, elle « contamine » tout le parcours de soin.

Pourquoi parler de cette attitude dans l’optique de la responsabilisation de l’équipe interdisciplinaire ? Parce que cette attitude de scission dans la quête du responsable participe au climat limitant la fluidité de la pratique en équipe en milieu hospitalier. La structure actuelle, comme le soulignent les auteurs Philips-Nootens, Lesage-Jarjoura et Kouri, est ainsi faite que c’est le médecin qui supporte la majorité de la responsabilité : il est le cocontractant dans certains cas ou le commettant dans d’autres. Ainsi, il devient l’élément central et limitant de l’équipe : à sa perception, il est responsable de l’équipe. Son champ de compétence est vaste et une grande partie des actes deviennent par le fait même des actes délégués par lui. Le médecin devient-il donc la personne qui doit évaluer la compétence de son équipe pour s’assurer de la validité de sa délégation alors qu’il n’a aucun pouvoir sur eux dans l’établissement ?

De plus, vouloir évaluer la responsabilité séparément de chaque acteur, c’est nier le fait que l’équipe est beaucoup plus que la somme de ses parties. C’est faire fi des interactions, des dynamiques internes qui se créent dans le groupe. Comme le souligne l’auteur Jean-François Leroux :

« La science progressant plus rapidement que notre droit, le cadre normatif traditionnel régissant la responsabilité dans le contexte de la médecine multidisciplinaire ne semble plus convenir à la réalité »

D’un point de vue clinique, une équipe signifie une diminution, si ce n’est une abolition, du lien de subordination qui est si présent dans les textes juridiques quant à la responsabilité en droit de la santé. Chaque membre de l’équipe a un rôle, une tâche, en fonction de sa compétence et donc est responsable de cette partie. Cependant, chaque membre interagit avec les autres dans l’équipe et de nombreuses juxtapositions de responsabilité se créent. En plus, chaque action de chaque acteur va influencer les sphères de compétence des autres, modifier leur prise en charge et possiblement changer leurs actions. Ce fait est reconnu en approche interprofessionnelle, comme le souligne les auteurs :

« Newly created professional activities refer to collaborative acts, programs, and structures that can achieve more than could be achieved by the same professionals acting independently. These activities maximize the expertise of each collaborator. »

La situation actuelle ne fait, hélas, qu’encourager, du point de vue légal, la position protectionniste médicale qui se retrouve avec la responsabilité ultime, malgré le fait que cela ne représente plus la réalité clinique. En plus de complexifier la tâche de la victime du dommage… Comment, dans cet environnement, estimer qu’il est possible de trouver un fautif et lui imposer tout le blâme ? Comment, dans cet environnement, s’assurer d’indemniser une victime d’une «faute d’équipe», une situation qui deviendra de plus en plus fréquente ?

RECONNAÎTRE L’IMPORTANCE DU SYSTÈME?

Quel seraient alors les alternatives? Actuellement, les équipes multidisciplinaires ne sont pas considérées comme des personnes morales, elles ne peuvent donc pas engager leur responsabilité. Ainsi, ces équipes multidisciplinaires qui ont été créées dans la science pour augmenter la qualité des soins et permettre la redondance des contrôles n’ont pas d’existence en droit, comme le mentionne l’auteur Leroux dans son article :

« Paradoxalement, si l’importance voire la nécessité absolue de l’existence de l’équipe multidisciplinaire est factuellement établie, aucune norme ne reconnaît l’existence de celle-ci. La réalité factuelle de la place qu’occupe l’équipe multidisciplinaire au sein de notre réseau de santé n’existe tout simplement pas au moment de la répartition des responsabilités en cas d’accident. »

Devrait-on créer ces entités? Ou devrait-on changer la perspective en responsabilité médicale? Les juristes pourraient-ils apprendre du travail fait par les experts en gestion de risque?

Depuis maintenant plusieurs années, depuis le célèbre document To Err is Human, le système de santé s’est attaqué à réduire le risque non pas en tentant de localiser le blâme, mais en corrigeant le système qui permet la réalisation du risque. De nos jours, cette approche adoptée par l’évaluation de la qualité de l’acte professionnel fait partie du milieu et stipule que tout dommage ou déviation du résultat attendu est la résultante d’une problématique de système à la base. On qualifie souvent cette vision de celle de l’alignement des trous du gruyère.

Figure 1: Le modèle fromage suisse

Ces redondances ou systèmes de protection sont inhérents au système : le dommage est donc à proprement parler le résultat de l’échec de ces protections robustes. Les défaillances actives telle que présentées dans ce modèle pourraient en droit se comparer à des fautes. Ces « trous » ne sont pas partis du système (ceux qui en font partie sont appelés «erreur latente») et donc peuvent se retrouver sans mécanisme de surveillance ou berner celui-ci (comme une faute de lecture d’étiquette dans l’administration d’un médicament, ou de dilution par un anesthésiologiste en salle juste avant l’administration) : elles résulteront en un dommage pour la victime, la « concrétisation du risque ». Cependant, ces mêmes situations peuvent être relevées par un des niveaux de protections : c’est ce qu’on nommera en gestion des risques de «near miss».

Ces redondances ou contrôles touchent tous les professionnels, tous les acteurs, peu importe leur relation juridique dans l’environnement hospitalier. Sans limiter en aucune façon la responsabilité civile individuelle de chaque individu de ce système, intégrer cette vision d’une responsabilité de système serait simplement une meilleure représentation de la réalité.