L’affaire Piuze et l’évolution de l’encadrement des activités professionnelles : les risques de l’incohérence

Le 28 mai dernier, dans un arrêt rendu dans l’affaire Collège des médecins du Québec c. Piuze (2025 QCCA 648), la Cour d’appel du Québec confirmait les jugements des tribunaux inférieurs à l’effet que des soins esthétiques de détatouage, à l’origine des brûlures subies par la cliente de l’intimée, une non-médecin, ne constituent pas de l’exercice illégal de la médecine, bien que les interventions esthétiques soient explicitement mentionnées dans l’une des activités réservées aux médecins aux termes de la Loi médicale (art. 31, 2e al., par. 7.).

Bien sûr, la pertinence de réserver, ou non, aux médecins et à d’autres professionnels, les interventions esthétiques en question, en totalité ou en partie, peut être sujette à débat selon l’évaluation qu’on fait des risques de préjudice en cause, des impacts de la surréglementation, etc. Mais ce ne sera pas vraiment cette question qui sera traitée dans les prochaines lignes. Il s’agira plutôt de voir en quoi le législateur et les tribunaux se montrent ou non constants et cohérents en ce qui concerne la définition et l’application du cadre juridique lié aux champs d’exercice et aux activités professionnelles réservées, principalement dans le secteur de la santé et des relations humaines.

La preuve de l’exercice illégal d’une activité réservée: que faut-il établir au juste ?

On remarquera d’abord que, dans cette affaire Piuze, la Cour d’appel indique de façon étonnante ce qui suit (par. 10):

[...] rien dans la preuve ne démontre que la formation et/ou les qualifications des personnes qui, comme l’intimée, utilisent les appareils laser à des fins de détatouage seraient déficientes, inadéquates ou même sous-optimales. De plus, aucune preuve selon laquelle ces personnes ne suivraient pas les normes de sécurité imposées par les manufacturiers n’a été apportée.

Or, suivant la jurisprudence habituelle en matière d’exercice illégal d’une profession, il est bien établi que, à défaut d’indications contraires du législateur, il devrait s'agir d’infractions de responsabilité stricte, n’exigeant que la preuve de la réalisation des actes visés, sans qu’il soit nécessaire d’établir une intention coupable, ni une incompétence ou une insouciance particulière. Dans ce cas-ci, suivant la disposition invoquée (art. 31, al. 2, par. 7. de la Loi médicale), on aurait pu croire qu’il suffisait d’établir que les interventions esthétiques visées présentaient un risque de préjudice ou qu’elles étaient invasives, ce qui paraissait alors admis.

Avec l’approche privilégiée par la Cour d’appel dans cette affaire, on pourrait craindre (ou se réjouir, selon qu’on est poursuivant ou poursuivi!) d’un alourdissement marqué du fardeau de preuve en matière d’exercice illégal. Dans cette même perspective, il n’en manquerait pas beaucoup alors pour qu’on puisse envisager le développement d’une sorte de « voie parallèle » pour des intervenants autres que des professionnels qui chercheraient, de façon plus ou moins rigoureuse, à acquérir un certain niveau de formation et à respecter certaines normes de sécurité et qui, dès lors, se considéreraient autorisés à offrir des services qui correspondent à des d’activités réservées, en marge donc des professions légalement reconnues.

Bien sûr, il est aussi possible qu’il ne s’agisse ici que d’un raisonnement propre aux faits particuliers de cette affaire, dans un jugement qui reste somme toute assez succinct. Mais venant de la Cour d’appel, il n’est peut-être pas déraisonnable d’anticiper certaines conséquences sur d’éventuelles poursuites à venir en matière d’exercice illégal d’activités professionnelles.

Le champ d’exercice comme cadre d’interprétation des activités réservées: oui, mais même au détriment de l’objectif initial?

Un autre volet de ce jugement qui retient l’attention se retrouve énoncé comme suit (par. 9):

Les termes « interventions esthétiques » prévus à l’alinéa 7 de l’article 31 ne peuvent être interprétés en vase clos, sans tenir compte qu’ils s’inscrivent nécessairement dans le giron du premier paragraphe qui définit ce que constitue l’exercice de la médecine. En ce sens, ne peut être retenue l’interprétation proposée par l’appelant, selon laquelle des techniques ou des soins comme le détatouage relèvent de l’exercice de la médecine puisqu’ils sont invasifs (puisqu’ils brisent l’épiderme), présentent un risque de préjudice et visent aussi à « évaluer et diagnostiquer une déficience de la santé ». À ce titre, l’épilation au laser, le tatouage, le piercing dont le perçage d’oreille, pourraient alors se qualifier d’actes médicaux selon les termes de la loi, ce qui mènerait à un résultat absurde.

En écartant ce « résultat absurde », la Cour d’appel écarte aussi la jurisprudence récente des tribunaux inférieurs en cette matière, les interventions esthétiques non chirurgicales, comme l’injection de botox, réalisées par des non-professionnels ayant déjà été considérées comme constituant de l’exercice illégal de la médecine.

Elle fragilise aussi certains objectifs des modifications législatives intervenues en 2020 qui ont conduit à ce que les dentistes se voient attribuer une activité réservée ayant le même libellé que celui des médecins en ce qui concerne les interventions esthétiques. Vraisemblablement, selon ce qui a été indiqué en commission parlementaire, il s’agissait alors notamment de leur réserver les interventions de blanchiment des dents. Or, le champ d’exercice des dentistes, comme celui des médecins, ne réfère pas à de quelconques finalités esthétiques, visant plutôt les interventions diagnostiques, préventives et thérapeutiques. Suivant le raisonnement de la Cour d'appel dans l’affaire Piuze, il y aura maintenant un doute sur la portée réelle de cette activité pour les dentistes, étant compris que, pour reprendre cet exemple, le blanchiment des dents n'apparaît pas en soi avoir un caractère thérapeutique ni chirurgical.

Pour autant, il faut bien admettre que lorsque la Cour d’appel affirme que l’interprétation d’une activité professionnelle réservée ne peut faire fi de la définition du champ d’exercice auquel elle se rattache, son raisonnement repose sur des fondements législatifs et conceptuels assez consistants.

Cette notion n’est pas nouvelle, puisqu’elle a été en quelque sorte énoncée, en 2001, par le Groupe de travail ministériel sur les professions de la santé et des relations humaines, présidé par le Dr Roch Bernier, qui est à l’origine de l’introduction, au Québec, des notions distinctes de champ d’exercice et d’activités réservées. Ce groupe indiquait ainsi dans son premier rapport que « l’exercice d’attribution des activités réservées à chacun des ordres a été réalisé, en fonction de la nature et de l’étendue de leur champ de pratique » (p. 248). Elle a été reprise, plus récemment, en 2021 dans la dernière édition du guide explicatif sur certaines dispositions applicables aux professions du domaine de la santé mentale et des relations humaines, suivant lequel les activités réservées « doivent être interprétées en fonction du champ d’exercice de chacune des professions » (voir notamment les p. 5, 10, 29).

Du reste, c’est aussi ce à quoi nous renvoient les dispositions inscrites dans le Code des professions en ces matières :

37. Tout membre d’un des ordres professionnels suivants peut exercer les activités professionnelles suivantes, en outre de celles qui lui sont autrement permises par la loi; [...]

37.1. Tout membre d’un des ordres professionnels suivants peut exercer les activités professionnelles suivantes, qui lui sont réservées dans le cadre des activités que l’article 37 lui permet d’exercer:

Même constat pour les « lois professionnelles particulières » qui indiquent bien que les activités réservées s’inscrivent dans le champ d’exercice, comme dans le cas de l’article 31 de la Loi médicale :

31. L’exercice de la médecine consiste à [...].

Dans le cadre de l’exercice de la médecine, les activités réservées au médecin sont les suivantes [...]

C’est peut-être ici qu’on observe les limites de ce cadre d’interprétation, qui ne tient pas compte du fait que, comme l’avait signalé le Groupe Bernier, les champs d’exercice visent surtout à décrire « l’essentiel », soit « ce qui est pratiqué par la majorité des membres », et ils n’ont pas donc pas pour vocation à décrire la totalité des activités réalisées par les membres d’une profession (p. 240-241). C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que le Groupe Bernier indiquait ce qui suit en ce qui concerne la réserve des interventions esthétiques au sens large, sans se limiter aux seules interventions chirurgicales (p. 255):

L’intervention esthétique est hautement préjudiciable, elle est spécifiquement nommée parce qu’elle est distincte dans sa finalité de l’intervention diagnostique et de l’intervention thérapeutique.

Quant à l’évolution, sur le plan législatif, des champs d’exercice et des activités réservées au cours des dernières années, le constat est mitigé en ce qui concerne le maintien de la cohérence entre ces deux notions.

On remarquera ainsi qu’avec l’adoption du Projet de loi 67 (Loi 31) en novembre 2024, la reconnaissance législative des activités diagnostiques de plusieurs professionnels ne s’est concrétisée que dans le cadre de la définition des activités réservées aux professionnels en question, mais pas dans leur champ d’exercice, le terme « évaluation » y ayant été maintenu. Avec certaines nuances, on pourrait dire qu’il en est d’ailleurs ainsi pour les infirmières praticiennes spécialisées aux termes des modifications apportées à la Loi sur les infirmières et infirmiers en 2020. Pourtant, dans le cas des médecins et des dentistes, la référence au diagnostic se retrouve à la fois dans le champ d’exercice et dans les activités réservées. Est-ce à dire que l’activité diagnostique pour chacune des professions autres que les médecins et dentistes ne serait que périphérique ou marginale ? Sinon, le raisonnement de la Cour d’appel dans l’affaire Piuze est-il susceptible d’avoir un impact sur la portée de cette activité ?

Dans le cas des soins de fin de vie toutefois, les modifications législatives intervenues en 2014 et 2023 ont eu pour effet d’assurer une certaine cohérence entre le volet « soulagement des symptômes » introduit dans les champs d’exercice des professions concernées (médecins et infirmières) et l’activité réservée relative aux soins en question qui leur a également été attribuée.

Quoi qu'il en soit, l’affaire Piuze révèle peut-être certaines limites conceptuelles liées aux champs d’exercice et aux activités réservées, qui, dans certains cas, pourraient avoir pour effet de compromettre l’atteinte d’objectifs identifiés par le législateur à l’égard d’activités jugées à risque pour la protection du public. Or, d’autres limites conceptuelles pourraient également se manifester en lien avec les conditions dont les activités réservées sont parfois assorties.

La confusion des concepts: conditions d’autorisation et conditions de réserve

Pour comprendre les enjeux liés aux conditions posées relativement aux activités réservées, il faut d’abord prendre acte des distinctions suivantes:

  • Champ d’exercice: Le Groupe Bernier concevait les champs d’exercice comme ayant surtout une portée descriptive (p. 240-241), ce qui, sur le plan juridique, signifie qu’ils ont pour effet d’autoriser, sans attribution d’exclusivité, la réalisation d’activités professionnelles, même lorsque celles-ci sont par ailleurs réservées à d’autres professionnels.
  • Activités réservées: Pour leur part, les activités réservées ont pour effet de réserver la réalisation d’activités professionnelles à une ou à des professions, interdisant à quiconque ne bénéficiant pas d’une autorisation législative de les réaliser.

En plus de ce que prévoient les articles 37 et 37.1 déjà cités, c’est aussi le sens des articles 37.2 et 38 du Code des professions que nous reproduisons ici :

37.2. Nul ne peut de quelque façon exercer une activité professionnelle réservée en vertu de l’article 37.1 aux membres d’un ordre professionnel, prétendre avoir le droit de le faire ou agir de manière à donner lieu de croire qu’il est autorisé à le faire, s’il n’est titulaire d’un permis valide et approprié et s’il n’est inscrit au tableau de l’ordre habilité à délivrer ce permis, sauf si la loi le permet.

38. Rien dans la présente section ne doit être interprété comme donnant aux membres d’un ordre auquel elle s’applique le droit exclusif d’exercer les activités qui sont décrites à l’article 37, dans les lettres patentes constituant cet ordre ou dans un décret de fusion ou d’intégration.

Le droit d’exercer une activité professionnelle réservée en vertu de l’article 37.1 aux membres d’un ordre professionnel ne doit pas être interprété comme interdisant aux membres d’un ordre auquel la présente section s’applique le droit d’exercer les activités qui sont décrites à l’article 37, dans les lettres patentes constituant un ordre ou dans un décret de fusion ou d’intégration.

On note d’ailleurs en ce qui concerne le deuxième alinéa de l’article 38, qu’il confirme l’interprétation mise de l’avant dans l’affaire Thomas c. l’Ordre des chiropraticiens (2000 CanLII 8222 (QC CA), alors que la Cour d’appel avait conclu, à l’égard de l’article 37, qu’il permettait au membre d’une profession qui y est visée de réaliser des activités qui peuvent aussi, par ailleurs, être visées par le champ d’exercice exclusif découlant d’une loi particulière relative à une autre profession.

Or, alors que le Groupe Bernier avait identifié un certain nombre de conditions dont peuvent être assorties les activités autorisées à certaines professions (p. 262 à 265), celles-ci ont été retranscrites dans les dispositions législatives de façon telle qu’on semble parfois les avoir confondues avec des conditions de réserve. Autrement dit, lorsqu’on lit l’article 37.1 du Code des professions, et qu’on y voit certaines activités assorties de conditions, il faut pouvoir distinguer, sans règles d’interprétation claire, entre les conditions d’autorisation et les conditions de réserve, alors que la finalité de cette même disposition devrait être de réserver des activités, et non pas de les autoriser. Par exemple, dans ces cas:

Certes, il s’agit ici pour l’instant d’un enjeu théorique pour les professions concernées par ces incongruités. Toutefois, elles sont de nature à laisser perplexe quant aux impacts qu’elles pourraient avoir sur d’éventuelles interprétations judiciaires qui, comme le révèle l’affaire Piuze, peuvent parfois réserver des surprises lorsqu’il y a certaines incohérences, apparentes ou réelles, dans les textes législatifs.

En définitive, il y aurait peut-être lieu dans le cadre de la modernisation du système professionnel annoncée en 2023, présumément toujours en cours malgré le changement de ministre responsable, de chercher à maintenir, voire à rétablir, la cohérence nécessaire entre la définition des champs d’exercice, des activités réservées et des conditions afférentes. Ce devrait notamment être le cas dans le volet 3 de cette modernisation portant sur « l’élargissement des professions », qui vise à donner suite au « Plan santé ».