La télésanté interjuridictionnelle : le fouillis des règles applicables… ou le risque d’«uberisation» !
Par Marco Laverdière
L’«uberisation» est souvent comprise comme une forme de révolution technologique du mode de livraison de certains services, qui compromet les modes de dispensation traditionnels et les emplois correspondants. Mais l’uberisation, c’est souvent aussi l’histoire d’un cadre juridique inadapté à l’émergence de ces nouveaux phénomènes, ce qui contribue à amplifier les difficultés qui en découlent. De ce point de vue donc, ce terme n’est peut-être pas trop mal choisi pour décrire l’état actuel des règles applicables aux services de télésanté rendus en contexte interjuridictionnel, du moins au Québec. Voici de quoi il en retourne.
Au début de l’année 2015, le Collège des médecins du Québec (CMQ) publiait un guide d’exercice dans lequel il formulait certaines recommandations et proposait certains principes directeurs à l’intention de ses membres concernant la télémédecine. Au nombre des questions abordées dans ce guide, il y a celle de la détermination du lieu où l’acte médical doit être considéré comme ayant été posé dans un contexte interjuridictionnel, dont la réponse va grandement contribuer à déterminer quelles règles sont alors applicables. Le CMQ indique ce qui suit à ce sujet :
« Dans le cadre de sa réflexion, le groupe de travail [du CMQ] a pris en compte la mission de protection du public confiée aux ordres professionnels conformément à l’article 23 du Code des professions. Ainsi, le « Collège est d’avis que, lorsqu’un médecin exerce en télémédecine, le territoire où l’acte médical est considéré comme posé est celui où se trouve le patient, et non celui où le médecin exerce. » En conséquence, pour qu’un médecin se trouvant à l’extérieur du territoire québécois puisse exercer la télémédecine à l’égard d’un patient se trouvant sur le territoire québécois, il doit être inscrit au tableau de l’ordre ou détenir une autorisation d’exercice du Collège des médecins du Québec. Cela implique nécessairement des démarches administratives pour les médecins qui ne détiennent pas de droit d’exercice de la médecine au Québec et qui souhaitent offrir des services de télémédecine à des patients se trouvant au Québec. »
Pour bien apprécier cette position du CMQ, il n’est pas inutile de rappeler qu’en 2005, le législateur québécois avait adopté l’article 108.2 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS) qui se lit comme suit :
« Les services de santé et les services sociaux rendus à distance dans le cadre de services de télésanté sont considérés rendus à l’endroit où exerce le professionnel de la santé ou des services sociaux consulté. »
Cette disposition aurait semble-t-il été inspirée d’une position antérieure du CMQ, adoptée en 2000 et fondée sur l’idée suivant laquelle c’est généralement le patient qui se déplace chez le médecin pour une consultation. Une telle position découlait aussi d’un constat à l’effet qu’obliger un médecin à se conformer aux diverses exigences des différentes juridictions où pourraient se trouver les patients, comme l’exigence de détenir un permis d’exercice, constitue un fardeau administratif important et probablement un frein à l’émergence de cette pratique.
Quoiqu’il en soit, l’article 108.2 LSSSS est toujours en vigueur et il serait étonnant qu’un simple guide d’exercice adopté par le conseil d’administration d’un ordre professionnel, tel le CMQ, puisse faire échec à la loi. Ceci dit, compte tenu de la définition de la télémédecine proposée par l’article 108.1 LSSSS, qui est à l’effet que le service doit avoir été « pratiqué au Québec », il n’est pas non plus certain que, même pour les établissements de santé, le législateur québécois ait vraiment disposé de la question de la détermination des règles applicables dans un contexte interjuridictionnel. Au demeurant, ces dispositions ne visent manifestement que la situation des services de télésanté rendus en établissement, donc sans viser les mêmes services rendus dans des cabinets privés.
Avant même le changement de position du CMQ, l’incertitude sur la détermination du lieu de l’acte médical en télémédecine avait été relevée par la Commission de l’éthique en science et en technologie dans un avis étoffé publié en 2014 à l’intention du ministre de la Santé et des Services sociaux et, antérieurement, par d’autres commentateurs. Le fait est que, selon qu’on aborde la question sous l’angle de la réglementation professionnelle, du droit administratif propre au réseau de la santé et des services sociaux ou de la responsabilité civile, il semble difficile dans l’état actuel des choses de dégager une réponse claire et cohérente.
On remarque d’abord que le Code des professions et les autres textes législatifs et réglementaires applicables aux professionnels de la santé sont muets sur la question de la télésanté. On sait toutefois que, s’il est généralement compris que les ordres professionnels exercent une juridiction personnelle sur leurs membres, donc même lorsque ceux-ci exercent à l’extérieur du Québec, ils sont habituellement impuissants à exercer des recours en exercice illégal à l’égard des « non membres » qui, étant à l’extérieur du Québec, rendraient à des résidents québécois des services professionnels correspondant à des activités professionnelles réservées, en raison notamment du principe de territorialité applicable à l’exercice d’un recours pénal. Le CMQ pourrait donc avoir de la difficulté à astreindre un médecin hors Québec récalcitrant à obtenir une autorisation auprès de lui pour rendre des services de télésanté à des résidents Québec.
Par ailleurs, à l’échelle canadienne, voire nord-américaine, il semble y avoir une certaine mouvance en faveur d’une approche suivant laquelle c’est le lieu où se trouve le patient qui devrait déterminer les règles applicables. On conçoit ainsi qu’il s’agit là de l’approche la plus avantageuse pour le patient, notamment parce qu’elle facilite pour lui l’exercice de divers recours auprès des autorités locales. Il semble en être ainsi au plan des règles applicables en matière de responsabilité civile médicale qui seraient vraisemblablement celles du lieu où se trouve le patient. C’est également le sens de certaines lois québécoises dont l’objet est la protection du public et qui sont susceptibles de s’appliquer lorsqu’un résident québécois transige avec un intervenant hors Québec.
Bref, dans la foulée des recommandations formulées par Commission de l’éthique en science et en technologie, notamment celles concernant les ordres professionnels en santé qui ont d’ailleurs déjà entrepris certains travaux sur cette question, il est peut-être temps de clarifier le cadre juridique québécois applicable en matière de télésanté interjuridictionnelle . L’enjeu en cause est que, comme l’indique l’Organisation mondiale de la santé, l’absence de règles claires constitue un frein au développement de la télésanté, alors qu’il s’agit là d’une approche susceptible de favoriser une plus grande accessibilité des services de santé pour diverses populations, surtout celles qui sont les moins bien desservies par les moyens traditionnels.
Bien sûr, on ne pourra faire l’économie d’une certaine harmonisation des règles québécoises avec celles des autres juridictions environnantes, particulièrement les juridictions canadiennes. Dans le contexte où la santé et la réglementation professionnelle relèvent pour une grande part de la juridiction des provinces, la concertation interprovinciale sur cette question apparaît incontournable, comme elle l’est d’ailleurs sur bien d’autres dossiers liés à ces mêmes secteurs d’activités. Parmi les différentes options déjà identifiées, il y a la possibilité pour un professionnel d’obtenir une autorisation spéciale dans la juridiction du patient plutôt que d’avoir à obtenir un permis régulier « complet » de l’ordre professionnel local, étant compris que la mise en œuvre efficace d’un tel mécanisme serait probablement facilitée par des accords interprovinciaux de reconnaissance mutuelle.
Vaste programme donc, mais la clarification et l’harmonisation des règles relatives à la télésanté interjuridictionnelle constituent certainement un passage obligé… comme l’est d’ailleurs, pour reprendre l’analogie avec Uber, l’évolution du cadre juridique québécois en matière d’hébergement touristique en fonction du phénomène Airbnb !