Événements récents au Collège des médecins: le « rôle sociétal » des ordres professionnels supporté par l'autoréglementation est-il un « racket » ?

Ce titre, volontairement provocant, est en quelque sorte une variante du titre d’un ouvrage fort intéressant publié récemment aux États-Unis, The Licensing Racket: How We Decide Who Is Allowed to Work, and Why It Goes Wrong, de Rebecca Haw Allensworth, professeure de droit à l’Université Harvard. L’auteure y décrit les dérives des systèmes de réglementation professionnelle de nos voisins du sud, en soulignant à grands traits l’inclinaison des professionnels à défendre d’abord et avant tout leurs propres intérêts, avec pour résultat que la protection du public est mal assurée et que l’accès au marché de l’emploi est compromis par des obstacles arbitraires.

L’analyse proposée dans cet ouvrage n’est peut-être pas totalement sans pertinence en ce qui concerne le système professionnel québécois. Il est vrai que ce dernier présente certaines caractéristiques qui évitent plusieurs des failles identifiées par l'auteure, mais à la lumière des événements récents au Collège des médecins, il est difficile de prétendre qu’il y échappe totalement.

On note ainsi que le point de départ de ces événements est une communication relativement simple, certes imprécise, mais rapidement corrigée, visant à rappeler aux médecins leurs obligations déontologiques dans un contexte où des enjeux importants liés à la cessation des activités de formation des étudiants en médecine étaient soulevés. C’est ce qui a conduit à ce que des médecins réclament la convocation d’une assemblée générale extraordinaire, pour y adopter une motion de blâme à l’égard du président de cet ordre et pour exiger qu’il retire « son appel à cesser les moyens de pression », qu’il fasse preuve de « neutralité politique » et qu’il présente des excuses publiques »., sans compter une demande d’adopter un règlement prévoyant la destitution du président (alors qu’un tel mécanisme existe déjà pour l’ensemble des administrateurs).

Bien sûr, on peut y voir la simple mise en œuvre d’une mesure prévue par le Code des professions, permettant aux membres de se faire entendre et de participer ainsi à la « vie démocratique »  d'un ordre. Une autre lecture toutefois, partagée par différents commentateurs, est qu’il s’agit plutôt d’une tentative de musèlement de l’ordre professionnel, avec l’appui plus ou moins direct de certains acteurs du milieu syndical. Vu de cette façon, cet épisode aurait peut-être pu aussi figurer dans l’ouvrage de la professeure Allensworth comme un exemple typique de corporatisme primaire.

C’est en partant de cette situation particulière, mais pas unique dans l’histoire du système professionnel québécois, qu’on pourrait poser la question du titre du présent texte. De façon plus précise, mais moins percutante, cette question pourrait aussi être formulée comme suit : la mission de protection du public des ordres professionnels est-elle compatible avec l’autoréglementation (incluant les concepts équivalents ou associés: autogestion, autorégulation, etc.)?

Vaste programme bien sûr, qu’il serait présomptueux de prétendre vider dans le cadre de cette modeste réflexion, ce qui n’exclut pas toutefois de faire un rapide tour d’horizon des enjeux et des concepts en cause à la lumière des événements récents.

La mission de protection du public exige-t-elle qu’un ordre soit « politiquement neutre » ?

Au Québec, la mission de protection du public des ordres est énoncée à l’article 23 du Code des professions, qui permet de distinguer au moins deux volets, le premier étant celui du « contrôle de l’exercice de la profession », l’autre étant en quelque sorte un volet résiduel non spécifiquement désigné ou explicité par le législateur.

Le contrôle de l’exercice de la profession, c’est ce qu’on pourrait concevoir comme les fonctions de base et essentielles de l’ordre professionnel, qui sont identifiées comme suit par le législateur de façon non limitative :  la formation professionnelle, l’admission, la délivrance de permis, de certificat de spécialiste ou d’autorisation spéciale, la discipline, la conciliation et l’arbitrage de comptes, la surveillance de l’exercice de la profession et de l’utilisation d’un titre, l’inspection professionnelle et l’indemnisation ainsi que l’adoption des normes relatives à ces objets.

Pour le volet résiduel, même si on peut penser qu’il a toujours été une réalité dans les activités de plusieurs ordres professionnels, c’est de façon assez récente qu’on a entrepris de lui donner une désignation et d’en décrire le contenu, avec le concept de « rôle sociétal ». Ainsi, un groupe de travail constitué par l’Office des professions du Québec décrivait ce rôle en ces termes dans un rapport produit en 2012 (p. 11-12):

Les ordres professionnels existent d’abord pour protéger le public. La mission principale qui leur a été confiée contribue donc à la sécurité et au bien-être de chaque citoyen et de la société dans son ensemble. Les ordres professionnels représentent aussi un pôle de compétence et de savoir qui peut contribuer, d’une part à répondre aux besoins de la société en matière de services professionnels de qualité, mais aussi, d’autre part, grâce à l’expertise dont chacun dispose dans le domaine qui lui est propre, à être de véritables promoteurs de réflexion et d’innovation sur certains enjeux de société.

Le rôle sociétal des ordres professionnels s’inscrit d’abord et avant tout dans une approche plus collective de la protection du public. Il ne s’agit donc pas d’un nouveau rôle ou d’une nouvelle responsabilité qui incombera dorénavant aux ordres professionnels. C’est un rôle qui a été constaté et que le groupe de travail a considéré comme opportun dans l’actualisation de la notion de protection du public pour en faire la promotion au-delà de la relation professionnel-client/patient, bien que les mécanismes de protection du public soient actuellement davantage axés sur la relation individuelle.

Le rôle sociétal peut se manifester par la prise de position publique, dans la mesure où elle s’inscrit dans la mission première de l’ordre; elle doit être pertinente, liée à l’intérêt du public et à des enjeux qui relèvent de la compétence des professionnels de l’ordre.

Ce rôle sociétal a d’ailleurs été reconnu en ces termes par la Cour d’appel du Québec en 2014, dans une affaire qui concerne le Barreau du Québec (par. 16-17):

Le juge estime que [le Barreau] a un véritable intérêt dans l’issue de la question. En soulevant celle-ci, [le Barreau] assume son rôle sociétal qui constitue une dimension essentielle de sa mission de protection du public énoncée à l’article 23 du Code des professions[15]. Cette contestation se trouve également au cœur de sa mission de défense de la primauté du droit.

Sa conclusion trouve appui dans l’analyse du juge Rochon, alors à la Cour supérieure, dans Barreau de Montréal c. Québec (Procureur général) [1999 CanLII 10916 (QC CS)], alors que celui-ci reconnaît que le rôle de protection du public assumé par [le Barreau] ne se limite pas au seul contrôle de ses membres ou à sa fonction en tant qu’ordre professionnel des avocats, comme le plaide ici l’appelant :

"Il est indéniable que le Barreau joue un rôle d'avant-plan dans tous les domaines relevant de la justice et de l'organisation des tribunaux. Ce rôle va au-delà d'une lecture indûment restrictive des textes législatifs précités. La protection du public englobe certes le contrôle des membres du Barreau mais ne s'y limite pas. En fait, les interventions publiques du Barreau ont constamment porté sur les grands ensembles législatifs ayant un impact sur les citoyens. Le ministère de la Justice a reconnu à maintes reprises le champ d'expertise particulier du Barreau en sollicitant son avis, en l'invitant à des colloques de tout ordre, en le faisant partie prenante de tous les sommets de la justice du Québec."

C’est ainsi que le Collège des médecins et plusieurs autres ordres professionnels sont régulièrement appelés à se prononcer sur une variété de sujets qui relèvent de l'expertise de leur membre ou qui concernent leur encadrement et qui peuvent, selon le cas, être plus ou moins controversés sur le plan politique. Que ce soit l’aide médicale à mourir, l’interruption volontaire de grossesse, les soins aux personnes transgenres ou d’autres sujets semblables où il y a des enjeux politiques évidents, on s’attend habituellement à ce que les ordres participent à la délibération publique, à tel point d’ailleurs qu’ils sont régulièrement consultés par les autorités gouvernementales et invités à participer à l’étude des projets de lois en commission parlementaire. Évidemment, on ne parle pas ici d’un engagement politique partisan, mais bien d’un rôle d’éclaireur dans le débat public, sur la base de l’expertise et de la rigueur des faits et des connaissances.

Bien sûr, on pourrait dire que dans le contexte d’une négociation entre des syndicats regroupant des professionnels et l’État, un ordre professionnel devrait faire preuve de prudence, pour ne pas compromettre l’équilibre des forces et compliquer indûment un processus qui est déjà, par nature, assez complexe et générateur de conflits. C’est peut-être d’autant plus vrai dans un contexte où des mécanismes sont mis en place pour assurer que, advenant l’exercice de moyens de pression ou du droit de grève par les membres, ou encore, du droit de « lock-out »  par l’employeur, des services essentiels soient assurés à la population, comme c’est le cas généralement pour les salariés du réseau de la santé et des services sociaux.

Mais dans le cas particulier des médecins, il faut observer qu’en raison du statut de travailleur autonome de ces derniers et du fait que le mécanisme de négociation entre l’État et les fédérations médicales fait l’objet d’un encadrement très rudimentaire, il n’y a pas de garde-fous en ce qui concerne les services essentiels. Il a d’ailleurs fallu attendre 2014, à l’issue d’un recours collectif initié par le Conseil pour la protection des malades contre la Fédération des médecins spécialistes du Québec, pour que la Cour d’appel confirme le fait que cette dernière et certains des médecins qui en sont membres avaient commis une faute, engageant leur responsabilité civile, pour avoir cessé la dispensation de services à la population afin de participer à des « journées d’étude », dans le cadre de l’exercice de moyens de pressions liés à une négociation avec l’État.

C’est peut-être ici qu’il faut concevoir que, dans un tel contexte, le rôle sociétal d’un ordre ne doit pas le confiner à une « neutralité politique » qui correspondrait à une passivité totale, mais justifie plutôt qu’il intervienne, ne serait-ce que par des rappels déontologiques ou des appels à la responsabilité, dès lors que l’une ou l’autre des parties initie des actions qui sont de nature à impacter les citoyens, qu’il s’agisse notamment des patients ou des étudiants en cours de formation professionnelle.

Continuer, ou non, de miser sur l’autoréglementation?

Comme l’indiquait récemment le Dr Jean-Bernard Trudeau dans un texte paru dans Professions Santé, en lien avec les événements au Collège des médecins, « l’autorégulation demeure un privilège accordé par la société, fondé sur la confiance que les professions agiront avant tout dans l’intérêt du public ». Ce privilège est d'autant plus précieux et fragile s'il est le support d'un rôle sociétal comme celui précédemment décrit.

Au Québec, ce choix de miser sur l’autoréglementation a été fait à différentes époques, mais s’est cristallisé de façon contemporaine avec l’adoption du Code des professions en 1973, faisant suite aux travaux de la Commission Castonguay-Nepveu , qui s’exprimait alors comme suit dans son rapport de 1970 sur « les professions et la société » (p. 79 - nos soulignements):

Il existe incontestablement une véritable crise de confiance entre les corps professionnels et le grand public. De nombreuses personnes, qui n’aperçoivent que les privilèges, les prérogatives et les monopoles des praticiens tout en ignorant leurs responsabilités mettent en doute l’honnêteté, la compétence, voire la sincérité des organismes professionnels. Cette suspicion est injuste pour les organismes professionnels qui, la plupart du temps, s’acquittent de leurs responsabilités le plus consciencieusement possible. De plus, elle crée un climat de mécontentement et de malaise regret table et stérile.

Nous attribuons cet état de choses autant à l’ignorance du public qu’au mystère véritable qui entoure presque toute l’activité des corporations professionnelles et à l’absence de mécanismes de surveillance authentiques et efficaces.

Sur le plan politique, la difficulté de constituer des organismes de surveillance découle du risque d’ingérence indue de l’État et d’influences partisanes dans des institutions dont l’indépendance et l’objectivité sont indispensables à l’intérêt public. De façon générale, l’autogestion ou l’autonomie des professions a produit des résultats positifs et a servi la société. Le souci de pallier un malaise ou d’augmenter une surveillance ne devrait pas nous faire abandonner les avantages évidents d’une certaine indépendance et liberté à l’égard du pouvoir politique.

On remarquera que, même à l’époque, il y avait une certaine méfiance à l’égard des organismes qui s’acquittaient des fonctions d’encadrement des activités professionnelles. Pour autant, après avoir analysé les différents modèles d’encadrement possibles, la Commission Castonguay-Nepveu recommandait de mettre en place ce qu’elle désignait comme un régime d’ « autogestion tempérée », qu’on peut aussi désigner comme l’ « autogestion contrôlée », Il s’agissait ainsi de faire en sorte que les ordres professionnels soient constitués comme organismes d’autoréglementation indépendants, mais soient soumis à un régime particulier de surveillance par l’État, pour s’assurer qu’ils s’acquittent bien de leur mission de protection du public. Il était envisagé de confier ce rôle au Protecteur du citoyen, mais il sera plutôt attribué à l’Office des professions lors de l’adoption du Code des professions.

On pourrait dire à ce sujet que ce choix trahissait la volonté d’avoir le « meilleur des deux mondes », soit de mettre l’expertise des professionnels au service de l’intérêt public, tout en permettant à l’État d’intervenir au besoin s’il s’avérait que c’est plutôt l’intérêt du groupe professionnel qui était indûment priorisé.

Pendant longtemps, on a prétendu ou on a eu l'impression, avec certaines raisons, que le système professionnel québécois conçu sur cette base, avec diverses autres caractéristiques originales, était un modèle particulièrement innovant et efficace, comparativement à ce qu’on pouvait observer ailleurs au Canada et dans le monde. Il reste sans doute quelques éléments de vérité à ce sujet, mais il est également vrai que, au cours des dernières années, plusieurs juridictions ont plutôt choisi de mettre de côté l’autoréglementation, en totalité ou en partie, n’en conservant parfois que certains éléments, comme le « jugement des pairs par les pairs » sur le plan disciplinaire.

Par exemple, en Colombie-Britannique ou au Royaume-Uni, les administrateurs des organismes qui encadrent les activités professionnelles aux fins d’assurer la protection du public ne sont pas élus par leurs pairs, mais plutôt nommés par le gouvernement ou suivant un processus non électoral, basé sur l’expertise. Corollairement, la notion de « membres de l’ordre » peut-être évacuée ou atténuée, comme d'ailleurs la possibilité pour les professionnels d'exiger la tenue d'une assemblée générale pour y prendre des décisions ou faire des revendications.

La modernisation du système professionnel : une occasion de consolidation ou de « révolution »?

Sauf erreur, l’exercice de modernisation du système professionnel, annoncé en 2023, est appelé à se poursuivre, malgré le changement récent de ministre responsable. Si c’est bien le cas, ce serait l’occasion de réfléchir à l’adéquation entre ce régime d’autoréglementation contrôlée qui prévaut toujours au sein du système professionnel québécois et une définition aussi large de la notion de protection du public, avec le rôle sociétal qu’elle suppose

Évidemment, sans écarter l’autoréglementation, il serait possible de miser sur des mesures très ciblées, visant par exemple à intégrer et préciser la notion de rôle sociétal dans le Code des professions et à éviter l’instrumentalisation à des fins corporatistes de certains mécanismes d’abord conçus pour que les membres puissent contribuer de façon constructive à la réalisation de la mission de protection du public. Entre autres mesures, on pourrait ainsi penser à rehausser les critères à satisfaire pour forcer le déclenchement d’une assemblée générale extraordinaire ou à faire en sorte que le conseil d’administration de l’ordre ait la discrétion voulue pour disposer d’une demande à cet effet.

Autrement, il serait aussi possible de faire table rase du modèle actuel et, comme on le fait ailleurs, de miser sur une autre approche où les professionnels sont considérés comme des « inscrits » ou des « assujettis », avec des autorités réglementaires qui deviennent des agences paragouvernementales spécialisées autonomes, mais pas indépendantes, disposant d'un mandat limité au contrôle de l’exercice, donc avec un rôle beaucoup plus effacé dans la vie démocratique de la société.

Chose certaine, des événements comme ceux récemment observés au Collège des médecins devraient conduire à rechercher des moyens permettant d’éviter que le système professionnel québécois puisse être présenté comme un « racket », dès lors que les intérêts du public sont susceptibles d’entrer en conflit avec ceux des professionnels et que certains parmi ces derniers ne sont pas à la hauteur du privilège qui leur est octroyé.